Ils ne se mouchent plus du cloud

Ils ne se mouchent plus du cloud, un article de Marie Lechner paru dans Libération, 26/02/2013

L’Internet est aujourd’hui partout, dans nos poches et nos ordinateurs. Partout et nulle part à la fois. Bienvenue dans l’ère du cloud, l’informatique « dématérialisée », qui permet à nos portables, smartphones et tablettes de se connecter à tout moment au nuage pour profiter d’une vaste gamme de services et d’applications à distance. Peu importe que nos mails, photos et conversations soient stockées on ne sait où, sur des serveurs détenus par de grandes firmes privées comme Google ou Amazon. Le cloud est tellement confortable, pratique, facile à utiliser qu’il est peu probable que nous nous en retirions, « prisonniers volontaires du nuage » comme l’analyse Metahaven, collectif de designers et chercheurs d’Amsterdam, dans le passionnant essai Captives of the Cloud.

Le cloud computing a été défini en 2006 par le PDG de Google, Eric Schmidt : « Tout commence par le prémisse selon lequel les services de données et architecture devraient être sur des serveurs. Nous appelons ça “cloud computing” — ils devraient être quelque part dans un “nuage”. Et si vous avez le bon navigateur et le bon accès, peu importe que vous soyez sur PC ou Mac ou sur votre téléphone portable ou Blackberry […], vous pourrez accéder au nuage. »

A l’architecture distribuée de l’Internet originel, comparable à un archipel d’îles où les données de l’utilisateur et les contenus sont dispersés via différents serveurs, domaines et juridictions, le cloud oppose un modèle centralisé de stockage des données, propriété d’une poignée de grandes entreprises (américaines essentiellement) qui en assurent la maintenance. Dans le cloud, l’utilisateur n’a plus vraiment besoin de comprendre comment un logiciel fonctionne et où se trouvent ses données. L’important, c’est que ça marche. « Avant 1970, les ordinateurs étaient de grosses machines onéreuses, appelées mainframes que seuls les techniciens spécialisés pouvaient manipuler. La révolution de l’ordinateur personnel mettait l’outil entre les mains des utilisateurs. Aujourd’hui, les data-centers sont une sorte de version moderne des mainframes des années 70 », constate l’artiste Rui Guerra, dans le magazine Neural, s’inquiétant du sort réservé à l’ordinateur personnel, réduit de plus en plus à un simple terminal.

À cette dépossession s’ajoute le problème des données personnelles dont l’utilisateur a perdu le contrôle. Metahaven rappelle à ce propos ce que beaucoup ignorent : toutes les données stockées par les Facebook, Twitter, Apple, Amazon, Google and co, y compris dans des data-centers qui ne se trouvent pas sur le sol américain, tombent sous la juridiction du Patriot Act, loi antiterroriste de 2001, obligeant les fournisseurs de cloud à se soumettre aux demandes de données des autorités américaines.

« Les racines anarcho-libertaires de l’Internet vont-elles réagir à l’architecture centralisée du cloud ou sont-elles à jamais dépassées ? »interroge le collectif. En tout cas, la résistance s’organise. Plusieurs projets initiés par des artistes invitent à s’extraire du cloud, à réactiver l’idée originelle d’« un réseau de pairs égaux », en développant ses propres mini-réseaux locaux, premiers maillons d’une Toile bis qui reste à tisser. Plutôt qu’une solution, ces aiguillons artistiques visent avant tout à stimuler la réflexion et la discussion. Ils s’inscrivent dans un mouvement plus vaste, qui rêve d’une version alternative du Net, devenu mercantile, centralisé et surveillé de toute part.

 Dead drops, des fichiers fichés dans les murs

Dead Drops est un réseau peer to peer de partage de fichiers, mais au lieu de se déployer en ligne, il se manifeste en dur dans l’espace public sous la forme de clés USB cimentées dans les murs. Aram Bartholl, artiste berlinois, a débuté son projet en 2010, au centre d’art Eyebeam à New York, installant plusieurs clés afin que chacun y dépose ou télécharge des fichiers en tout anonymat, en y branchant simplement son ordinateur portable.

Dead Drops est une version actualisée de la « boîte aux lettres morte », caches discrètes utilisées par les espions pour échanger des infos secrètes. Aram Bartholl a mis en ligne un manuel invitant à propager les Dead Drops à travers le monde, selon le mot d’ordre « Uncloud your files in cement »(« dé-nuager vos fichiers dans le ciment »), massivement suivi, à la surprise de l’artiste. Un site cartographie les emplacements des clés sur la planète entière : 1 088 Dead Drops ont été recensées, correspondant à 4 713 gigabytes, en Arménie, en Normandie, à Dakar, à Honolulu… On y trouve parfois le nom de son créateur ou son contenu, mais la plupart du temps, pour savoir ce qui s’y trouve, il faut se rendre sur place et débusquer le Dead Drop.

Certains les utilisent pour promouvoir leur musique, d’autres pour organiser des expositions. « Connecter son ordinateur sur une clé déposée dans l’espace public peut comporter des risques, mais finalement pas plus que lorsqu’on surfe en ligne », estime Aram Bartholl. Un dispositif low-tech qui rappelle aussi l’époque où se refiler des CD gravés de warez était le seul moyen de partager des fichiers.

Pirate Box, le partage sans le flicage

Bien que le peer to peer existe toujours, les internautes partagent peut-être moins volontiers leurs fichiers, de peur de tomber sous le coup de la loi ou d’être surveillés. La Pirate Box garantit la liberté d’échanger librement et en tout anonymat, sans être épié en permanence par les mouchards du Web.

pirate_boxPosée dans un lieu public, la Pirate Box crée autour d’elle un réseau autonome. Les gens qui recherchent un réseau wi-fi voient apparaître l’icône « Pirate box, share freely ». Lorsqu’on s’y connecte, au lieu d’Internet, c’est une tête de mort qui s’affiche dans le navigateur. Et propose de tchater anonymement, de télécharger des documents, des musiques ou des vidéos, ou encore de déposer ses propres fichiers.

La Pirate Box ne comporte aucun outil permettant de tracer ou d’identifier les utilisateurs. « Si quelqu’un de mal intentionné, ou la police, saisit la boîte, il ne pourra jamais savoir qui s’en est servi », clame son inventeur, David Darts, responsable du département Art de l’université de New York. L’outil, facile à construire et à utiliser, tient dans une lunchbox métallique d’écolier. A l’intérieur, un routeur wi-fi, une clé USB et une batterie, l’ensemble tournant sur des logiciels open source.

David Darts a mis en ligne un guide pour fabriquer sa propre box, mettant gratuitement à disposition son logiciel. Toute une communauté de geeks a depuis affûté son système de communication mobile, le miniaturisant ou le déclinant pour transformer un portable, un smartphone ou une clé USB en Pirate Box (pour quelque 40 euros). Certains rêvent déjà de créer un réseau parallèle fait d’une série de Pirate Box interconnectées.

Uncloud donne réseau à tout le monde

Uncloud est un petit programme (pour Mac) à visée pédagogique qui permet à toute personne équipée d’un ordinateur de créer son propre nuage partagé, où que l’utilisateur se trouve. L’artiste et enseignant à la Royal Academy of Art de La Haye est parti du constat qu’il devient plus facile de transférer des fichiers d’un continent à l’autre (avec des services du cloud commeYousendit ou Wetransfer) que de les envoyer directement d’un ordinateur à un autre. « On devient très vite dépendant de services web pour faire des tâches aisément réalisables par son propre ordinateur », explique-t-il, rappelant qu’« il n’y a pas de grande différence à l’heure actuelle entre un ordinateur personnel et un serveur ».

Pour résister à cette inversion de la révolution de l’ordinateur personnel qui vise à transformer les ordinateurs en simple terminaux entièrement dépendants de service web externes (comme le Chromebook Pixel de Google), Rui Guerra et Davis Jonas ont développé Uncloud, un programme qui change les paramètres par défaut de votre ordinateur pour réveiller sa fonctionnalité dormante : créer un réseau ouvert sans fil et distribuer sa propre information.

L’application fonctionne comme un tutoriel, qui montre aux utilisateurs comment activer un réseau d’ordinateur à ordinateur et comment mettre en route un serveur web. Réalisé dans le cadre d’une commande du festival Artefact en Belgique et du project.arnolfini, plateforme artistique en ligne, l’application permet ainsi de partager une exposition avec les personnes à proximité tout en restant déconnecté d’Internet.

Qaul.net, un Web bis de proche en proche

Projet des artistes suisses Mathias Jud et Christoph Wachter, Qaul.netpose les bases d’un réseau de communication bis, totalement indépendant de l’Internet et des opérateurs téléphoniques. « Il n’y a plus de serveurs, de clients ou de routeur, chaque participant au projet Qaul.net est tout à la fois », expliquent les auteurs, actuellement en résidence à la Gaîté Lyrique à Paris, dont le projet s’appuie sur les réseaux « mesh » ou maillés.

qaul.net

 

Le logiciel interconnecte les ordinateurs, smartphones et autres supports mobiles via le wi-fi pour former un réseau spontané, de proche en proche, permettant d’échanger des messages textuels, des fichiers ou des appels vocaux. Qaul.net est diffusé « comme un virus », d’usager à usager. Lorsqu’on s’y connecte via un signal wi-fi, on accède au logiciel, en open source, à installer. On peut l’utiliser immédiatement et le passer à d’autres se trouvant à proximité. Le réseau fonctionne comme un téléphone arabe d’ordinateurs, où chacun est à la fois usager et relais. Pour un fonctionnement optimal, il faut une relative densité de participants.

Qaul est un terme arabe qui signifie opinion, discours, ou mot, il se prononce comme l’anglais « call ». Les deux artistes Jud et Wachter ont imaginé cet outil suite au black-out égyptien, lors du printemps arabe, quand les autorités ont coupé l’accès à Internet durant huit jours, et à d’autres précédents en Birmanie, au Tibet, ou en Libye. Lauréat en 2012 du prix « next idea » décerné par Ars Electronica, Qaul.net peut aussi être activé en cas de catastrophe naturelle ou pour contourner un Internet menacé par les tentatives de régulation des gouverments et les restrictions des fournisseurs d’accès.



Comments are closed.